CAERNARFON, PAYS DE GALLES
1284
Dehors, les oiseaux piaillaient. Ils appelaient l’aube, tels des messagers divins ayant entendu en premier Son commandement de se réveiller. Mouettes, oies, hérons et cormorans ; les soldats anglais qui, pour la plupart, n’avaient jamais vu la mer les appelaient les petits dragons.
Allongé, Édouard écoutait leurs cris étouffés tout en fixant le mur par l’interstice entre les rideaux du lit. Un carré de lumière y grossissait depuis une heure. Le drap en lin qu’il serrait contre lui était trempé. Il n’avait pas dû dormir plus de deux heures cette nuit, mais il n’était pas fatigué. Une nouvelle plainte se joignit au chœur des oiseaux et lui parvint à travers le couloir et la porte de sa chambre. Édouard regarda sa femme, étendue contre lui, toute chaude, ses cheveux noirs étalés sur l’oreiller de soie. Elle ne bougea pas. Au bout d’un moment il s’assit, et la couverture de fourrure glissa sur ses hanches. Ses pieds se posèrent sur le tapis. Éléonore avait insisté pour qu’on en amène plusieurs, avec le lit et les divers meubles qui les suivaient toujours. Ce lit et ce tapis avaient voyagé à travers tous les comtés d’Angleterre, ils avaient franchi la frontière jusqu’au cœur montagneux de la région de Snowdonia.
Quand il traversa la chambre, il eut la chair de poule à cause de l’humidité. Il enfila ses braies et noua la cordelette à sa taille pour les faire tenir en place. En se penchant pour prendre sa chemise, il aperçut son reflet dans le miroir. Sa silhouette se détachait dans le noir, de longues jambes musclées, un torse puissant et des bras aux contours nets malgré l’obscurité. La campagne l’avait endurci, elle avait affûté son corps et il avait retrouvé le tranchant et la force de sa jeunesse. Néanmoins, elle ne pouvait rien contre le grisonnement de cheveux ou contre les rides sur son front, qui s’accentuaient toujours plus. Il avait célébré son quarante-cinquième anniversaire deux mois plus tôt et le poids des ans était perceptible dans ses yeux ou sa peau rugueuse, tannée par le soleil et le vent. Édouard se détourna du miroir et enfila sa chemise, puis une robe attachée par une ceinture et, enfin, une paire de bottes au cuir abîmé et poussiéreux, malgré les vigoureux coups de brosse de son page. Une fois prêt, il sortit de la chambre et traversa le couloir.
La plainte se faisait plus forte, et s’y mêlait maintenant un chant murmuré. Édouard s’arrêta près de la porte fermée, les oreilles assaillies par ces cris aigus qui traversaient le bois et semblaient lui perforer l’esprit. Il entendit les bruits de pas de la nourrice pendant un court instant, que le bébé mit à profit pour remplir ses poumons d’air avant de continuer à pleurer. Édouard ferma les yeux et posa la main sur la poignée, laissant ces cris l’envahir. Une semaine plus tôt, des messages étaient arrivés de Londres pour l’avertir que son fils aîné était mort à Westminster, subitement, comme tant de ses enfants au fil des ans.
Son premier était mort dans le ventre de sa mère, sans même voir le jour. La deuxième, la douce Katherine, était née en Gascogne et morte six mois après la bataille de Lewes, à l’âge de trois ans. Joan n’avait pas survécu au huitième mois. John avait atteint l’âge de cinq ans, et Henry de six. Dix d’entre eux étaient morts ainsi, les uns après les autres, et maintenant Alfonso, le fils si beau dont il était persuadé qu’il vivrait et qu’il lui succéderait, avait rejoint leurs rangs. L’enfant en pleurs de l’autre côté de la porte, son seizième, né en pleine guerre et baptisé comme lui-même, était désormais son seul fils et l’unique héritier d’Angleterre. Ses cris puissants étaient un réconfort pour Édouard, qui s’attarda encore quelques instants avant de descendre les escaliers des appartements royaux et de sortir.
Au-dessus des lointaines montagnes, le ciel était nimbé d’une lumière rose et dorée tandis que du côté de la Menai et de la petite excroissance de l’île d’Anglesey, il était d’un bleu cobalt encore auréolé du blanc laiteux de la lune. Derrière les murs sud du château, des oiseaux tournoyaient au-dessus des rives de l’estuaire. Édouard pouvait sentir les embruns par-dessus l’odeur plus douceâtre de bois scié qui se dégageait du bâtiment qu’il venait de quitter. On avait construit les appartements pour leur arrivée au printemps. C’est ici qu’Éléonore avait donné naissance à leur fils, comme il l’avait souhaité ; une façon de montrer à la nation conquise que cette terre lui appartenait désormais, ainsi qu’à ses héritiers. Le château en pierre qui s’élevait peu à peu derrière le bâtiment de bois n’était qu’à peine édifié, mais déjà on entrevoyait la structure massive qu’il deviendrait.
La douve avait été creusée, de même que les fondations des tours et des remparts, et les pierres étaient extraites d’Anglesey, d’où elles arrivaient par bateau à travers le bras de mer. Les murailles du château et de la ville au-delà commençaient à s’élever, pierre après pierre, et le moindre espace du gigantesque chantier croulait sous les échafaudages dans l’air empoussiéré. Les portes ouvraient sur du vide, des poternes formaient des trous dans des murs incomplets, des escaliers montaient en spirale vers nulle part. Seule une tour, la plus large, qui se dressait devant lui et surplombait l’estuaire, avait déjà un étage. Édouard avait vu les plans dessinés par son maître maçon, Jacques de Saint-George, et il était capable de voir se matérialiser sous ses yeux la future tour de trois étages surmontée de trois tourelles angulaires, en haut desquelles des aigles sculptées à taille réelle prendraient leur envol.
Construit à l’endroit même où mille ans plus tôt, un fort romain toisait la forteresse des druides de l’autre côté de l’estuaire, sur l’île d’Anglesey, Caernarfon serait le plus grand des châteaux qu’il avait bâtis le long de la côte et dont les pierres imposaient sa présence. Rome s’était écroulée et la mousse l’avait recouverte, mais Édouard n’ignorait pas sa force, son histoire, et sa forteresse, conçue sur le modèle des murailles romaines de Constantinople, ferait vibrer le sentiment d’une puissance impériale au plus profond des cœurs conquis des Gallois.
En marchant vers la tour inachevée, il croisa des gens qui s’activaient dans le petit jour : palefreniers soignant les chevaux, serviteurs portant des paniers de provisions, écuyers ravivant les braises des feux de camp. Des femmes, des paniers de linge calés sur l’épaule, partaient vers la rivière. Quelques hommes s’inclinaient, d’autres poursuivaient ce qu’ils faisaient sans même se rendre compte que le roi passait à côté d’eux, silhouette solitaire dans la pénombre, plus grande que la plupart d’entre eux, les yeux creusés par le manque de sommeil. En s’avançant entre les rangées de tentes de ses chevaliers, dont la toile était trempée par la rosée, Édouard remarqua des barriques de bière disséminées et une forte odeur de vomi. Apparemment, les célébrations qu’il avait organisées au village de Nefyn, à quarante lieues au sud de Caernarfon, se poursuivaient ici. Il était bien obligé de laisser libre cours à leur débauche car cette campagne, la quatrième dans cet impitoyable pays, avait été dure. La rébellion avait été difficile à mater et il lui avait fallu assommer ses sujets d’impôts.
Édouard s’était imaginé, il y avait sept ans de cela, qu’il avait réglé le cas de Llywelyn ap Gruffudd une fois pour toutes. Après être revenu de Terre sainte pour s’asseoir sur le trône d’Angleterre, il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour venir à bout de celui qui s’était autoproclamé prince de Galles. Il avait conduit une armée gigantesque au pays de Galles et récupéré les terres conquises par Llywelyn avant de le confiner avec ses hommes dans la région aride de Snowdonia. Mais les événements lui avaient rapidement prouvé que cette campagne ne suffirait pas. Deux ans plus tôt, le prince s’était de nouveau dressé contre lui et tout le pays de Galles s’était soulevé. Dans les lettres qu’il lui avait adressées pour le défier, Llywelyn déclarait que le pays de Galles appartenait uniquement aux Gallois et qu’il lui revenait d’y régner, en tant que descendant de Brutus, fondateur de la Bretagne. Cette référence à l’histoire écrite par Geoffroy de Monmouth avait profondément énervé Édouard, presque autant que la couronne que le prince portait sur sa tête. Il avait donc une fois de plus envahi le pays de Galles, décidé cette fois à obtenir un triomphe incontestable.
Ici, dans le Gwynedd, Édouard avait connu l’un des pires désastres de sa vie. Ses meilleurs commandants, envoyés en mission de reconnaissance, avaient lancé une attaque irréfléchie contre la côte nord, comptant sur une victoire rapide face à des Gallois inférieurs en nombre. Pris de court sur un terrain qui leur était inconnu, ils s’étaient fait écraser par les hommes de Llywelyn et des centaines d’Anglais avaient péri. Ce succès des rebelles, qui faisait écho aux chansons des Gallois relatant comment son armée avait été anéantie par Llywelyn plusieurs décennies plus tôt, avait ravivé son humiliation. Résolu à en finir, puisque sa réputation était menacée, il s’était enfoncé dans l’hiver gallois, harcelé par les orages et les ruses de l’adversaire. Pendant que les Gallois s’enfuyaient vers les collines, il avait recruté des centaines de bûcherons pour ouvrir de larges chemins à travers les forêts inhospitalières, ce qui lui avait permis d’amener ses troupes ainsi que les ouvriers qui bâtissaient les énormes forteresses. Il s’appuierait sur ces forteresses pour en terminer avec les rebelles.
Édouard atteignit le pied de la Tour aux Aigles, et franchit un enchevêtrement de poteaux d’échafaudages, passa devant deux gardes qui le saluèrent, et il entra dans le vestibule, où il emprunta l’escalier menant au premier étage. Un nuage de poussière flottait dans la somptueuse chambre en décagone qui s’ouvrait devant lui. C’était ici que l’essentiel de ses affaires était entreposé et un grand nombre de coffres et de meubles étaient alignés contre les murs. Au centre se trouvait une table ronde, au bois clair.
Édouard s’en approcha, ses yeux suivant les inscriptions latines qui faisaient le tour du plateau. D’une main experte, le charpentier avait gravé des noms dans le chêne. Keu, Galahad, Gauvain, Mordred, Bohort, Perceval. Vingt-quatre noms pour vingt-quatre chevaliers. Il l’avait fait réaliser pour les célébrations de Nefyn, afin de marquer la fin de la guerre et le début d’un nouvel ordre, l’ordre de ceux qui l’avaient suivi en enfer et dont la loyauté s’attachait à lui dans le cercle sans fin de la Table. Au mur était fixée la bannière au dragon qu’il avait brandie lors des tournois en Gascogne, vingt ans plus tôt. Alors, il n’était Arthur que de nom, c’était un simple masque pour inspirer la crainte à ses adversaires et le respect à ses hommes. Aujourd’hui, il avait la réputation d’Arthur. Il avait étendu son empire et il régnait pratiquement sur toute la Bretagne. Après deux années éprouvantes, il avait accompli ce que tant de rois anglais avaient désiré avant lui, sans pouvoir l’obtenir : la conquête et l’asservissement du pays de Galles.
On avait enfin mis la main sur Llywelyn, dont les troupes s’étaient retranchées dans les collines au-dessus de la Wye, d’où elles continuaient à mener des attaques contre les positions du roi. C’est un de ses hommes qui l’avait trahi, finalement. Par un matin glacial et sombre, une compagnie anglaise s’était lancée dans les collines, dirigée par l’informateur, et elle avait pris le prince et ses hommes par surprise. Dans le combat sanglant qui s’était ensuivi, Llywelyn avait été transpercé par une lance anglaise. Après la mort du prince, la résistance galloise s’était éteinte.
Tandis que les premiers rayons du soleil venaient frapper les fenêtres de la tour inachevée, Édouard apprécia l’ironie de sa victoire.
La tête tranchée de Llywelyn ornait maintenant les remparts de la tour de Londres. Le reste de sa lignée avait été détruit, ses hommes capturés et tués. Les bardes inventaient des chants désespérés dans lesquels ils imploraient le Seigneur que la mer recouvre leur pays. De nouvelles villes se créaient et les Anglais s’installaient, réduisant les Gallois à presque rien. On rédigeait des lois pour les prévôts et les baillis anglais qui gouverneraient sous l’égide d’un Justicier, et la plupart des forteresses d’Édouard étaient en chantier le long de la côte. Mais pour lui, il manquait toujours une chose vitale.
S’approchant d’un coffre poussé contre le mur, Édouard se pencha pour y récupérer un objet enroulé de soie noire. Puis il retourna à la table, le déposa sur le plateau et déplia le tissu. C’était un livre. Dans la lumière matinale, le titre scintilla.
La Dernière Prophétie de Merlin
Tout en tournant délicatement les pages, il sentait l’odeur de l’encre, fabriquée à partir de pierres précieuses réduites en poudre, qu’on avait mélangée à de l’œuf et du vin. Les couleurs en étaient toujours vives, glorieuses. Autour des lignes, des bêtes fabuleuses se mêlaient à des fleurs et des oiseaux. Édouard l’avait présenté à ses chevaliers, à Nefyn, l’endroit où l’on avait découvert les prophéties de Merlin, que Geoffroy de Monmouth avait traduites pour le monde. Sur une page, on voyait l’image d’un homme debout devant une grande forteresse, avec en fond des montagnes vertes. Dans ses mains, il tenait une couronne d’or toute simple. C’était cette image qu’Édouard voyait sans cesse depuis des mois, surtout quand il s’allongeait pour dormir et que son esprit se vidait des distractions du jour. Il avait interrogé les hommes de Llywelyn qu’il avait capturés, puis il les avait torturés, mais soit ils ne savaient pas, soit ils étaient prêts à mourir plutôt que de lui révéler où trouver ce qu’il s’était juré de découvrir vingt ans plus tôt : la Couronne d’Arthur.